Jean-Louis Murat, auteur-compositeur-interprète, publie "Charle et Léo", des poèmes mis en musique par Léo Ferré, chansons jamais parues.
V2, maison de disques indépendante à laquelle vous apparteniez, ferme ses portes fin novembre après son rachat par Universal Music. Qu'en pensez-vous ?Les gros mangent les petits, c'est le capitalisme. Pascal Nègre, PDG d'Universal Music France, applique la politique des dirigeants et actionnaires de Vivendi, qui espèrent qu'à la sortie de la crise du disque, ils auront absorbé les meilleurs afin d'alimenter en musique SFR, Canal+...
A chaque rachat ou fermeture d'une maison de disques, des gens brillants sont broyés. Et les internautes crient hourra ! J'affirme que la crise du disque est un leurre, elle n'existe pas : l'offre est intacte, la demande croissante. Mais, chaque nuit, dans les hangars de la musique, la moitié du stock est volé. Imaginez la réaction de Renault face à des délinquants qui forceraient la porte quotidiennement pour dérober les voitures !
Des gamins stockent 10 000 chansons sur l'ordinateur familial, après les avoir piquées sur le Net. La société, des députés, des sénateurs trouvent cela vertueux ! Or, c'est un problème moral : tu ne voleras point, apprend-on à nos enfants. En outre, ces rapines via le Net s'effectuent dans l'anonymat. L'écrivain américain Brett Easton Ellis a dit : "Depuis la nuit des temps, l'Antéchrist cherche un moyen de prendre le pouvoir sur les consciences de l'homme, enfin il y est arrivé avec Internet." Le Web rend les gens hypocrites, il incite à prendre des pseudonymes. C'est un monde de délation, intoxiqué de spams et de pubs.
Pourquoi les musiciens et chanteurs ne prennent-ils pas plus fermement position comme vous le faites ?Chez les artistes, règne l'omerta. Dès qu'ils dénoncent les pratiques de voyou sur Internet, ils sont attaqués par des petits groupes d'internautes ; ceux-ci s'y mettent à une dizaine, se font un plaisir de mettre la totalité de la discographie de l'impétrant à disposition gratuitement, partout, dernier album compris. Ils sont sans visage. Les Arctic Monkeys, en Grande-Bretagne, ont eu recours à des shérifs du Net après s'être fait connaître sur le Web, et les internautes britanniques sont en train de leur faire la peau, au nom de la liberté. Mais quelle liberté veut-on ? Celle de se goinfrer ? Avec des gens qui ont 20 000 titres sur leur disque dur et ne les écoutent jamais ?
Cette conception ultralibéraliste, qui est au-delà de tout système politique, se résume à peu : la goinfrerie. Internet favorise cela : toujours plus de sensations, toujours plus de voyages, de pénis rallongés, toujours plus de ceci, de cela...
Vous avez été pourtant l'un des premiers artistes français à ouvrir un site Internet en 1998 et à y proposer des chansons, des échanges, des liens, des images. N'est-ce pas contradictoire ?Baudelaire appelait le progrès le paganisme des imbéciles. Tous les acteurs de la musique sont tombés dans le fantasme de la modernité à ce moment-là. Les patrons de maison de disques ne juraient que par le Net sans pour autant comprendre de quoi il s'agissait. Au début, je mettais environ une chanson inédite par semaine à disposition sur mon site, gratuitement. Puis j'ai arrêté. Ces titres étaient téléchargés sans un merci, sans un bonjour, et éventuellement revendus sous forme de compilations payantes dans des conventions de disques. J'ai fait partie des imbéciles qui ont cru aux mirages de l'Internet, et de ce fait à la bonté naturelle de l'homme, à l'échange communautaire. L'homme a travaillé le fer pas seulement pour les charrues, mais aussi pour les épées, idem avec les atomes et le Net.
La gratuité sur Internet est-elle la seule cause de l'effondrement des ventes de disques ? Le déficit d'image d'une industrie habituée au court terme y est-elle pour quelque chose ?Evidemment, 90 % de notre métier est fait par des gens formidables, des musiciens, des tourneurs, des ingénieurs du son, des attachés de presse, des artistes, des passionnés ! Mais l'image qui est passée dans le public est celle de ses patrons, arrivés là à cause de l'argent facile, de l'épate, du look. Le triomphe du petit bourgeois snobinard et de la fanfaronnade ! Nicolas Sarkozy ressemble tout à fait à un patron de maison de disques.
J'ai toujours été sidéré de voir comment l'industrie musicale attirait les médiocres à sa tête. Des médiocres qui dirigent des sociétés de taille modeste, sur le plan de l'économie mondiale, mais dont les émoluments s'alignent sur ceux des groupes multinationaux et consomment 80 % de la masse salariale dans les petites structures. Et les parachutes dorés ! Quand on licencie une centaine de salariés dans une maison de disques, comme chez EMI France par exemple, c'est en grande partie pour payer les indemnités du patron, c'est scandaleux.
La gratuité n'est-elle pas le meilleur moyen de démocratiser la culture ?C'est une blague ! Cela nous tue. La démocratisation, c'est à l'école maternelle qu'elle doit être ancrée. Une fois les bases et l'envie acquises, chacun peut faire son choix. Par ailleurs, je ne suis pas démocrate, je suis happy few. La culture est le fait d'une minorité, d'une élite qui fait des efforts. Attention, pas une élite sociale ! La femme de ménage ou le facteur sont absolument capables de sentiment artistique. Mais la démocratisation, pour moi c'est le concours de l'Eurovision : chaque pays envoie son artiste fétiche. Et là, comme disait Baudelaire, la démocratie, c'est la tyrannie des imbéciles. Sur MySpace, vous allez voir 45 000 nigauds, les 45 000 artistes ratés qui ont ouvert leur page - j'y suis aussi, parce que sinon on me vole mon nom.
Qu'est-ce qu'un artiste raté ?C'est celui ou celle qui fait la moitié du chemin, sans rien sacrifier. Le monde est plein d'artistes qui ne le sont que six heures par semaine, du samedi matin au dimanche soir. Ils sont d'une arrogance, ils veulent tout arracher ! Alors qu'être artiste, c'est un engagement total, où tous les risques sont pris. C'est une décision à laquelle on se tient. Quitte à dormir dehors, à vivre autrement. Tout le monde a en soi des capacités créatives, cela n'en fait pas un artiste pour autant. Etre artiste, c'est une affaire de vocation et de discipline, une discipline de fer. Etre artiste, c'est du travail, du travail, du travail et encore du travail.
Vous vivez et travaillez dans le Puy-de-Dôme, dans une ancienne ferme des environs de Clermont-Ferrand. Qu'y trouvez-vous ?J'y ai mon studio d'enregistrement, et des conditions de travail idéales. Je vois très peu de gens... le facteur... Là-haut, la vie est frugale, on finit tout, on n'achète presque rien. Le pain dur est gardé pour la soupe du soir. Dans la nature, l'oubli de soi est plus facile, on va le matin aux champignons, on s'assied pour casser la croûte, on a ramassé un kilo de cèpes, voilà. On refait une clôture, on est dans le présent. Or, être dans le présent est la condition de la paix intérieure. Moi, j'aime aussi les activités qui ne laissent pas de place à la réflexion. Jouer des instruments, faire des prises de son. S'aménager une vie de travail. Car, à part aimer, travailler est la chose la plus belle à faire dans la vie.
Baudelaire parlait beaucoup de l'obligation de productivité du poète. En trois ans, Rimbaud a écrit l'équivalent de quinze disques ! Le mot qui revient le plus souvent dans sa correspondance avec sa mère et sa soeur, c'est "paysan". Il voulait l'être, il avait tous les catalogues de Manufrance, et mettait de l'argent à gauche pour cela.
Vous venez de publier Charles et Léo, des poèmes extraits des Fleurs du Mal, paru il y a cent cinquante ans, sur des ébauches musicales de Léo Ferré. Est-ce toujours d'actualité ?Tout le monde se moque de la poésie, non ? Moi, je l'ai toujours aimée. Nous avons développé des personnalités a-poétiques. Un penchant poétique, c'est un penchant pour une langue, une métrique, des rimes riches. Là, en ce moment, on nous regarde de travers, parce que la poésie est la langue de la patience. Et dès que l'on pense poésie, le chaos insupportable dans lequel nous sommes plongés nous saute à la figure. Au XIXe siècle, quand Baudelaire écrit, se met en place un monde du progrès collectif, global, pas individuel. Il en ressort un profond sentiment d'étrangeté, d'ennui, car l'individu un peu marginal qu'il est, un beau rentier qui s'ennuie, ne trouve plus sa place.
Un chanteur est-il aussi un poète ?La chanson est née avant l'écriture. C'est une survivance de la culture classique. Dans le rock, la confusion entre poésie et romantisme a été poussée au maximum - il y a aussi beaucoup cette image : le poète est romantique, qui est fausse. Le monde bourgeois du XIXe siècle a défini le poète comme un excentrique, un romantique, un mec qui se défonce.
Dans le rock, l'imagerie romantique nous colle aux basques. Soit dit en passant, Pete Doherty aujourd'hui ne se défonce pas plus que Baudelaire hier, au vin, à l'opium, à l'absinthe... En comparant des gravures de Victor Hugo, Gérard de Nerval, Alfred de Vigny, avec des posters des rockers des années 1970, c'est frappant. Regardez le chanteur Jeff Buckley avant sa mort en 1997, ou Cliff Richard en 1972 : le look négligé calculé, être entre l'animal et l'ange.
Rimbaud et Baudelaire disaient que la poésie ne servait à rien. Alors, il faut avoir assez de force de caractère pour faire les choses tout en sachant qu'elles ne servent à rien. Il faut une vertu supérieure pour tenir contre l'"à quoi bon ?". Il faut faire, faire. C'est essentiel.
Propos recueillis par
Véronique Mortaigne