LE MONDE | 29.08.07 | 14h27 • Mis à jour le 29.08.07 | 14h27
rancesco Panella se remémore très bien le jour où il a découvert cinquante de ses plus belles ruches désertées par leurs occupantes. "C'était le 28 avril, raconte-t-il dans un excellent français ourlé d'accent italien. Cela faisait plusieurs jours que j'étais complètement débordé, je recevais sans cesse des appels de mes collègues." M. Panella est président du Syndicat des apiculteurs professionnels italiens. Ses interlocuteurs lui décrivent le même étrange phénomène. Les ruches, qui débordaient d'abeilles au sortir de l'hiver, se sont brutalement vidées. Personne n'y comprend rien.
M. Panella fonce jusqu'à l'un de ses ruchers, près du fleuve Ticino, dans la région de Milan. Là aussi, les butineuses se sont volatilisées.
"Elles étaient les plus populeuses de toutes ! s'exclame-t-il, encore secoué d'émotion.
En trente ans de métier, je n'avais jamais vu ça." Pendant deux heures, il tourne en rond, passe en revue toutes les explications rationnelles, mais rien ne colle.
"Je me suis assis, j'ai fumé une cigarette, et je me suis dit : "Quel con !" C'est la même chose que chez les autres ! Je ne pouvais pas croire que ça m'arriverait à moi."Ce sentiment d'incrédulité, beaucoup d'apiculteurs l'ont ressenti depuis quelques années. Partout ou presque, les abeilles meurent dans des proportions trop importantes. Certes, l'ampleur des pertes varie d'une région du monde à l'autre et d'une année sur l'autre. La saison et les circonstances ne sont pas toujours identiques. Mais c'est bien le même phénomène qui se produit, "sur une large échelle", précise Peter Neumann, du Centre agroscope Liebefeld-Posieux. Installé à Berne, la capitale de la confédération helvétique, cet institut assure la coordination du groupe de travail européen sur la prévention des mortalités. " Quelque chose est en train de dérailler" estime notre spécialiste. "Cela a lieu de plus en plus souvent et dans des proportions plus importantes."
Aux Etats-Unis, où l'on parle de "syndrome d'effondrement des colonies", quelque 25 % du cheptel auraient disparu au cours de l'hiver 2006-2007. En Europe, la France, la Belgique, l'Italie, l'Allemagne, la Suisse, l'Espagne, la Grèce, la Pologne, les Pays-Bas ont été touchés depuis le début des années 2000. Les pertes peuvent atteindre, localement, jusqu'à 90 % des colonies. "Il est possible que cela se produise dans d'autres régions du monde, mais nous manquons de données", ajoute M. Neumann.
Tout allait pourtant pour le mieux depuis des millions d'années. Rien n'était venu déranger le tête-à-tête évolutif entre les plantes à fleurs, rivalisant d'éclat auprès des insectes pollinisateurs, et les abeilles, qui puisaient le nectar entre leurs pétales. Leurs vies se passaient immuablement, dans une troublante soumission aux lois de la ruche, où il n'est d'autre destin possible que travailler à la perpétuation de l'espèce. L'homme est-il en train de tuer à petit feu l'industrieux insecte qu'il a tant bien que mal domestiqué depuis l'Antiquité ? "Nous n'avons pas la clé du mystère, il y a un élément que nous ne comprenons pas, prévient Jean-Daniel Charrière, chercheur au Centre de Berne. Nous n'aimons pas être dans l'inconnu. Pourtant, avec les abeilles, nous le sommes souvent." Dans l'incertitude, les spécialistes en sont réduits à énumérer toutes les causes de mortalité possibles.
Un temps envisagée, la piste des ondes électromagnétiques est écartée. Les OGM, en revanche, figurent toujours sur la liste des suspects. Selon une étude publiée dans la revue Science du 8 juin, les cultures transgéniques ont cependant un effet moins important sur les abeilles que les champs traités aux pesticides. Et l'hypothèse OGM ne peut expliquer les mortalités en Europe, où les surfaces plantées sont très faibles.
Restent deux pistes privilégiées : les maladies, virus, parasites et autres champignons, d'un côté. La dégradation générale de l'environnement - changements climatiques, raréfaction des fleurs et surtout surdose de produit chimiques -, de l'autre. Peut-être tout cela à la fois. "On peut supporter séparément une maladie, une mauvaise alimentation, un empoisonnement aux pesticides, mais quand tous les facteurs se conjuguent, il arrive un moment où la limite de résistance est atteinte" , explique M. Neumann. Pour les apiculteurs, l'abeille est une "sentinelle", une "sonnette d'alarme", le témoin de dérèglements invisibles à nos yeux. Une chose est certaine, au bout de toutes les pistes, c'est toujours l'homme que l'on retrouve.
Jean Brun pose sur sa table de cuisine un lourd traité apicole, daté de 1931, soigneusement protégé d'un tissu à fleurs. Son grand-père Antoine y pose fièrement. C'est lui qui a offert à Jean, pour ses 12 ans, son premier enfumoir. Cinquante ans plus tard, l'homme a le visage brûlé par le soleil et les traits tirés. Il n'a pas dormi de la nuit. Il a fallu emporter des ruches près de champs de lavande situés à des dizaines de kilomètres de Saint-Rémy-de-Provence, où la famille est installée.
Chaque année au printemps, les apiculteurs sillonnent les routes. C'est la "transhumance", la grande quête des fleurs. Les plus communes (colza, tournesol) donneront les "miels de France". Les plus nobles, les plus rares, prodigueront leur arôme à ces miels d'acacia, de romarin, de ronce, ou d'arbousier que les apiculteurs vous font déguster, l'oeil étincelant, comme des viticulteurs leur dernier cru.
Le métier a bien changé depuis que l'aïeul Etienne Brun s'est lancé, vers 1870. A l'époque, les colonies d'abeilles, élevées dans des troncs d'arbres, sont asphyxiées en fin de saison et la délicate cité de cire écrasée pour en extraire le miel. L'adoption de la ruche à cadres mobiles, qui permet de récolter sans anéantir la colonie, marque la naissance de l'apiculture moderne, dans la première moitié du XX e siècle.
Jusqu'aux années 1960, tout était très simple. "On ne bougeait pas les ruches, il y avait des fleurs à Saint-Rémy, raconte Jean Brun. On posait les hausses où les abeilles stockent le miel au printemps, et on récoltait 40 kg."
Sans efforts. Puis les cultures de légumes ont recouvert la région. Ailleurs en France ce furent le blé, le maïs, le tournesol. La transhumance commença, le grand jeu de cache-cache avec les pesticides aussi. "Ils sont arrivés dans les années 1970, on s'est pris de sacrées raclées", se souvient Jean Brun. Cela continue. L'an dernier, il a perdu quatre-vingt six colonies. "Le voisin avait traité ses pommiers, il n'y avait pas de fleurs sur les arbres, mais au sol, oui, et les abeilles ont dérouillé." L'année précédente, c'était "à cause d'un mariage" . "Quelqu'un ne voulait pas de moustiques à la noce de sa fille. Après le traitement, il n'y a plus eu ni moustiques ni abeilles."
A force, les apiculteurs dessinent leur propre cartographie du territoire. Il y a les zones "sûres" et les zones "à risque". Ils descendent dans le détail, à la parcelle. "La quantité de traitements peut être divisée au moins par deux selon les agriculteurs, relève Norbert Maudoigt, 49 ans, un voisin de Jean Brun. Cela dépend de leur âge, de leur caractère, s'ils sont plutôt inquiets ou pas, s'ils écoutent le commercial qui leur vend les produits, s'ils y consacrent vraiment du temps." Les confrontations "d'homme à homme" ne manquent pas. Mais rares sont ceux qui condamnent en bloc l'agriculture. "Je ne peux pas en vouloir à des gens qui sont piégés, dit Jean-Claude Canac, apiculteur à Servian, dans l'Hérault. On a dit aux agriculteurs d'être productifs pour pas cher, on les a payés pour arracher les zones dont ont besoin les abeilles."
Dans la guerre chimique menée par l'homme aux insectes ravageurs des cultures, les armes ont évolué. De plusieurs kilos de matières actives à l'hectare, on est passé à quelques dizaines de grammes. Mais les abeilles ne semblent pas s'en porter mieux. "Avant, on avait surtout des paquets d'insectes morts devant les ruches, maintenant c'est de plus en plus diffus, de plus en plus sournois, constate Norbert Maudoigt. Les produits leur bousillent le sens de l'orientation, elles meurent à l'extérieur de la ruche. Nous, on voit qu'il manque du monde, mais comme on n'a pas d'abeilles mortes, c'est difficile d'apporter la preuve."
La route qui conduit chez Martin Machado, dans le Cher, est monotone. Du blé, encore du blé, toujours du blé, c'est le royaume des grandes cultures : céréales, colza, tournesol. Le temps est mauvais, les abeilles agressives. Elles fondent sur l'intrus, crépitant contre sa combinaison de coton et son voile protecteur. "Voilà des ruches populeuses, lance Martin Machado. Il y a quelques années, quand je les portais sur le tournesol, au bout d'une semaine, je pouvais me promener torse nu dans le rucher."
Cela fait quinze ans que Martin Machado a choisi ce métier de "caractériel autodidacte", dit-il en souriant. Au début, 10 % des abeilles mouraient chaque année. Le taux est passé à 25 % ou 30 %. Les récoltes se sont effondrées. Certains apiculteurs ont lâché prise. Les autres ont pris l'habitude de compenser les pertes tous les ans en achetant des reines. Cette année, le taux de mortalité est revenu à la normale. L'apiculteur pense que la suspension des insecticides Gaucho et Régent a joué un rôle, mais il ne crie pas victoire. "C'est encore trop tôt pour dire qu'on est tirés d'affaire, prévient-il. Le problème, c'est que nous ne sommes plus maîtres de rien." Les cultures changent, les molécules changent. "Et en plus, maintenant, on a les facteurs climatiques qui viennent se greffer à tout le reste." La pluie et le soleil ne viennent plus jamais quand on les attend, déréglant la mécanique de précision de la ruche.
Les apiculteurs sont aussi aux prises, depuis le début des années 1980, avec un parasite répondant au nom évocateur de Varroa destructor. Rond, rougeâtre, l'acarien - de 1 à 2 millimètres de longueur - suce l'hémolymphe des abeilles, l'équivalent du sang. C'était, à l'origine, un parasite de l'abeille asiatique, Apis ceranae. Cette dernière s'en était accommodée, développant la pratique de l'épouillage. L'histoire dit que l'acarien a été introduit en Europe au début des années 1980, par la faute de chercheurs allemands ayant importé des reines asiatiques. Mais il était présent en Russie au début des années 1950. Il a aussi voyagé au gré des échanges commerciaux de reines entre continents.
Cas d'école de ce que les scientifiques appellent les espèces "envahissantes", le "vampire de l'abeille" a rapidement conquis tous les continents. En dehors d'Apis ceranae, aucune espèce ne possède de parade contre lui. Sans traitement acaricide - souvent des produits chimiques - les ruches s'étiolent. Les apiculteurs parlent tous de l'époque "d'avant le varroa" comme d'un paradis perdu.
Les ruches de Boris Bachofen ne lui ont pas échappé. Elles hivernent dans un environnement des plus accueillants : un paisible verger du canton de Neuchâtel, en Suisse, où sont conservées cent soixante-quatorze variétés anciennes de poiriers. "Ici, ce n'est pas très chargé en produits chimiques", constate le jeune apiculteur. Pourtant l'année dernière, les trois quarts des colonies ont été anéanties. "Je n'ai rien fait de spécial, j'ai traité contre le varroa deux fois l'été et une fois l'automne. Mais peut-être que ce qui était suffisant avant ne l'est plus aujourd'hui" , avance-t-il. Les scientifiques pensent que le varroa pourrait aussi transmettre des maladies aux abeilles.
L'abeille domestique est-elle une espèce en danger ? On n'en est pas là. Mais son sort a de multiples raisons d'inquiéter. "C'est une pollinisatrice particulièrement efficace, explique Bernard Vaissière, qui dirige le laboratoire de pollinisation entomophile à l'INRA d'Avignon. Et elle est en train de disparaître de régions entières." Voyant leurs ruches péricliter, les petits apiculteurs amateurs, qui contribuaient à maintenir partout la présence de l'espèce, sont de moins en moins nombreux.
Or la survie de 80 % des plantes à fleurs et la production de 35 % de la nourriture des hommes dépendent de la pollinisation. Aux Etats-Unis, ce marché a été évalué à 15 milliards de dollars. Certes, ni le blé, ni le riz, ni les pommes de terre n'ont besoin d'abeilles. Mais imagine-t-on un monde sans fruits, sans légumes et sans fleurs ? Circonstance aggravante, les autres pollinisateurs ne s'en tirent pas mieux. "On a toutes les raisons de penser que quand l'abeille domestique a des soucis, c'est pire pour les espèces sauvages, car la colonie a un effet protecteur", explique Bernard Vaissière. Les spécialistes de l'abeille se sentent un peu seuls. Nous vivons dans une société "insectophobe", dit Francesco Panella. Pourtant, sans les insectes, rien ne marche. Ils sont la colonne vertébrale des écosystèmes terrestres. "Ce sont les grands oubliés du monde animal, déplore Marie-Pierre Chauzat, membre de l'équipe abeille de l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa). Ils n'ont pas les grands yeux du panda, les belles plumes des oiseaux, la jolie fourrure des bébés phoques."
Gaëlle Dupont
Article paru dans l'édition du 30.08.07