26 mai 2008

Musique, gratuité et exception française


Le marché français de la musique en ligne n’a toujours pas pris son envol, prenant un large retard sur les autres marchés développés. La raison de ce départ calamiteux de la France sont multiples et s’enracinent dans la notion même de culture.

La France a pris l’habitude de ne jamais faire rien comme les autres. Cela a porté ses fruits dans le cinéma avec la croissance d’une production abondamment arrosée par les investissements des chaînes de télévision, mais il en est tout autrement sur le marché de la musique. La chute des ventes de disques ne semble pas pouvoir être arrêtée de si tôt, et aujourd’hui si la courbe continue de s’infléchir, il faudrait prendre au sérieux l’éventualité d’une disparition du CD à moyen terme.
Cependant, cette exception française musicale se double d’une incongruité économique. En effet, le marché de la musique dématérialisée est encore très faiblement développé dans l’hexagone. La part de musique vendue via des canaux numériques, soit le web ou le téléphone mobile, demeure toujours à un niveau relativement bas comparée à d’autres pays comme l’Angleterre ou les Etats-Unis. Le plus important marché du monde a en effet réussi une bonne part de sa mutation vers le numérique et aujourd’hui les ventes de musique dématérialisée aux Etats-Unis représentent 29% du total des ventes de disques selon le cabinet d’étude NPD. Alors qu’en France le même indice dépasse péniblement les 7%.

Marchés comparables

Le retard pris par la France a de quoi étonner, car il existe de nombreuses similarités entre les Etats-Unis et la France. Ainsi, les deux pays bénéficient d’une très bonne pénétration de l’internet à haut débit. En France comme aux Etats-Unis, le nombre de foyers connectés à l’ADSL ou au câble dépasse les 50%. Le taux d’équipement en matériel informatique est aussi semblable avec un léger avantage de l’autre côté de l’atlantique. Enfin, la consommation de musique à l’âge du CD était bien supérieure en volume aux Etats-Unis, mais cela s’expliquait aussi par le fait que la population est cinq fois plus nombreuse. Et d’ailleurs en taille de marché ramené à un habitant, les Etats-Unis et la France sont également très ressemblant. En revanche, il n’en est pas de même avec l’Angleterre, dont l’appétit pour la musique a toujours été bien plus fort.
Autre point de comparaison, aux Etats-Unis les lois protégeant les droits d’auteur n’ont pas été sans cesse réévaluées. La très puissante RIAA (fédération des majors de la musique) a intenté nombre d’actions en justice à l’encontre des internautes qui mettaient à disposition de grosses quantité de musique sur les réseaux P2P, mais sans avoir eu besoin pour cela d’un arsenal juridique particulier. Alors qu’en France, les maisons de disques et leurs actionnaires demandent depuis longtemps que soient renforcées les textes de loi afin de "poursuivre plus efficacement les internautes". Un discours va-t-en guerre qui s’exprime depuis maintenant l’apparition du piratage informatique de la musique, et qui se répète encore avec les premiers balbutiement de la loi Olivennes (Voir aussi "Le projet de loi Olivennes" cède à la tentation liberticide). Avec des résultats médiocres voire insignifiants, puisque les différentes lois votées n’ont pu empêcher le marché du CD de s’effondrer.

Universalisme et business

Le point de rupture entre les Etats-Unis et la France concerne en fait la notion de gratuité. Aux Etats-Unis, il n’est pas admis que la musique soit un bien pour tous, qui appartienne à tous. Elle est une marchandise, et il n’y a pas d’exception. A l’inverse la France a conservé depuis longtemps cette idée héritée des universalistes selon laquelle, la musique est comme l’air qu’on respire ou l’eau que l’on boit.
La notion de copie privée est directement issue d’une conception pratiquement collectiviste de la musique. En juillet 1985, lorsque Jack Lang, alors tout jeune ministre de la culture du président Mitterrand, défend le texte sur la copie privée devant les parlementaires, il n’oublie pas de dire que l’échange est le véhicule de la culture. Le droit américain reconnaît pour sa part le "Fair use", une notion juridique très éloignée de la copie privée.
Et il est intéressant de noter que cette idée universaliste, profondément généreuse de la musique, exprimée dans les lois par le paradoxe d’un droit d’auteur inaliénable et de son exception pour copie privée, est aujourd’hui encore au coeur de la bataille.
Précisément, on pourrait argué maintenant, que la notion de copie privée, et son corollaire, l’échange gratuit des oeuvres, ont largement plombé le développement du marché de la musique dématérialisée. Mais ce serait se tromper. En effet, les maisons disques aussi ont agi en véritable "française". Le dernier exemple en date est bien sûr, l’association d’Universal Music avec la banque Société Générale. Or, toutes les opérations d’Universal Music en France, leurs mécaniques secrètes, sont largement inspirées des vues de Jean-Marie Messier, le créateur du géant Vivendi-Universal ; cette alliance d’une vieille société de l’énergie, et d’une maison anglo-saxone de musique et de cinéma créé à grand coup de milliards par une famille qui avait fortune dans les alcools, était bien née sous le signe des liquides ! Et justement, Jean-Marie Messier a toujours répété que selon lui, la musique ne devait pas être considérée comme très différente de l’eau, et que donc sa place était dans les tuyaux ! La musique pareil à l’eau qu’on boit, et l’air qu’on respire, voilà bien une notion que n’aurait pas renié un esprit libre du XIXème siècle.

Comme l’eau qu’on boit, l’air qu’on respire

Ainsi, Universal Music et son patron Pascal Nègre poursuivent-ils sur le marché de la musique dématérialisée une oeuvre bien française. Avec comme revers de la médaille, l’idée de plus en plus répandue que la musique n’est pas seulement gratuite, comme le disent à tort les évangélistes du P2P, mais qu’elle est un dû. Universal Music avait déjà montré la voie en passant un accord avec l’opérateur Neuf Télécom, dont le principe déjà était de rendre le poids de la musique si léger que le client ne le remarquerait même pas.
Autre inspiration surprenante des marchands de musique sur le territoire national : l’importance prise par la téléphonie mobile. En effet, le téléphone a depuis longtemps été présenté comme l’ultime magasin de musique dématérialisé. Or, les premiers résultats sont plus que mauvais. Le téléphone mobile étant équipé d’un écran trop petit pour accueillir une interface vraiment satisfaisante et pis, une fois la musique téléchargée, il n’est pas possible d’en faire quoi que ce soit. Au point que SFR avait proposé un temps un service de téléchargement permettant d’avoir aussi le morceau acheté sur son ordinateur. Récemment, Apple a lancé un iTunes Store sur son téléphone mobile, l’iPhone. Là encore, iTunes est bien au-dessus de ses concurrents et pourtant, il ne semble pas que les amateurs aient massivement basculé de l’ordinateur à l’iPhone pour acheter de la musique.
Malgré ces premières impressions très mitigées, les opérateurs français, notamment SFR, filiale de Vivendi, ont largement communiqué sur ces services de téléchargements de musique. Là encore, il a fallu faire appel à la gratuité. D’ailleurs, chaque abonné de SFR peut télécharger gratuitement des morceaux depuis son téléphone. La musique passe alors par les airs pour atterrir dans le mobile du client SFR, comme l’air qu’on respire.
Le marché américain ne s’est pas du tout structuré de la même façon. Très tôt, le principal acteur du marché naissant de le musique légale sur le Net, la firme Apple a mis en avant un prix pour la musique. Il avait été fixé à 99 cents, comme pour marquer les esprits justement. Au grand dam des maisons de disques, qui quelques années plus tard, ont tout fait pour le changer en appelant à plus de plasticité. Pourtant, cette politique commerciale intangible a produit ses effets. Et aujourd’hui iTunes est le premier magasin de musique aux US devant tous les autres, mêmes ceux qui ont pignon sur rue. Pour tout dire, la musique a encore de la valeur de l’autre côté des Etats-Unis.

Emmanuel Torregano pour Electron Libre

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