26 novembre 2008

"Ils ne sont grand que parce que nous sommes à genoux"

La Boétie:  Discours de la servitude volontaire
 
"Pour être esclave, il faut que quelqu'un désire dominer et... qu'un autre accepte de servir."

Il y a trois sortes de tyrans. Les uns règnent par l'élection du peuple, les autres par la force des armes, les derniers par succession de race.

De qui est ce constat, si lucide qu'il place la tyrannie de la démocratie avant celle de la dictature et celle de la monarchie ; tellement clairvoyant même qu'on le dirait digne d'un camarade anar ?
 
Étienne de La Boétie, philosophe, poète et ami de Montaigne, né en 1530 surnommé par certain le Rimbaud de la pensée (car mort aussi jeune que lui et écrivant avec autant de fulgurance).

Dans son Discours de la servitude volontaire (disponible aux Éditions des mille et une nuits pour seulement 68 fb.), écrit alors qu'il avait moins de 20 ans, il analyse les rapports maître/esclave, qui de tout temps ont été une constante des sociétés humaines. Sa thèse est que nous ne sommes en esclavage que parce que, quelque part, nous le voulons bien ; car cet esclavage, dit-il en substance, ne peut être uniquement expliqué que par notre lâcheté, car les opprimés sont mille fois plus nombreux que les oppresseurs.

Sa réflexion, qui à bien des points de vue reste très moderne, peut nous éclairer sur des situations auxquelles nous sommes tous un jour ou l'autre confrontés, comme par exemple la décision de son assujettissement personnel à la servitude du salariat, les raisons de la résignation collective, la peur de ne plus être lié à un patron par un contrat de travail comme un vassal à son suzerain...

Il pose notamment la question de notre rapport à la liberté, à savoir : jusqu'à quel point elle fait partie intégrante de notre être (et donc dans quelles limites elle nous est due), expédiant la réponse en une formule lapidaire, associant indissolublement les concepts de servitude et d'injustice.

À vrai dire, il est bien inutile de se demander si la liberté est naturelle, puisqu'on ne peut tenir aucun être en servitude sans lui faire tort : il n'y a rien au monde de plus contraire à la nature, toute raisonnable, que l'injustice. La liberté est donc naturelle ; c'est pourquoi, à mon avis, nous ne sommes pas seulement nés avec elle, mais aussi avec la passion de la défendre [...] Si par hasard il naissait aujourd'hui quelques gens tout neufs, ni accoutumés à la sujétion, ni affriandés à la liberté, ignorant jusqu'au nom de l'une et de l'autre, et qu'on leur proposât d'être sujets ou de vivre libres, quel serait leur choix ? Sans aucun doute, ils préféreraient de beaucoup obéir à la seule raison que de servir un homme [...] La liberté, les hommes la dédaignent uniquement, semble-t-il, parce que s'ils la désiraient, ils l'auraient ; comme s'ils refusaient de faire cette précieuse acquisition parce qu'elle est trop aisée.

Diviser pour "mieux" régner.

À cet esclavage volontaire, il donne une explication : il suffit de monter les individus les uns contre les autres, en créant des assemblages si complexes qu'à la fin plus personne ne soit à même d'analyser l'origine de cet esclavage généralisé.

Nos modernes dirigeants ont su développer à la pelle des applications inédites de cette tactique en récitant à qui veut bien l'entendre des incantations magiques aux pouvoirs lénifiants : c'est la faute à la fatalité de la mondialisation, à la globalisation de l'économie, à l'inéluctabilité de l'importance croissante accordée aux marchés financiers, à l'immigration non maîtrisée, etc. En somme, selon eux, à tout le monde et à personne.

C'est ainsi que le tyran asservit les sujets les uns par les autres. Il est gardé par ceux dont il devrait se garder, s'ils valaient quelque chose. Mais on l'a fort bien dit : pour fendre le bois, on se fait des coins du bois même ; tels sont ses archers, ses gardes, ses hallebardiers. Non que ceux-ci n'en souffrent eux-mêmes ; mais ces misérables abandonnés de Dieu et des hommes se contentent d'endurer le mal et d'en faire, non à celui qui leur en fait, mais bien à ceux qui, comme eux, l'endurent et n'y peuvent rien.

Existe-t-il une synthèse plus forte et concise des relations humaines dans le cadre d'une jungle du travail, où chacun est poussé à écraser autrui pour sa survie propre, où l'égoïsme est perçu comme une protection immensément plus efficace que n'importe quelle solidarité ; mais aussi où ce chacun pour soi fait de tout individu son propre tyran en même temps que celui de tous les autres.

La Boétie va même jusqu'à décrire dans le détail les multiples angoisses des "courtisans", qui ont pour principale origine la complexité inouïe de leurs stratégies tortueuses visant à se mettre en valeur aux yeux du "suzerain", lesquelles présentent plus d'une comparaison pertinente avec les très savantes tortures actuelles du savoureux monde de l'entreprise.

Quelle peine, quel martyre, grand Dieu ! Être occupé nuit et jour à plaire à un homme, et se méfier de lui plus que de tout autre au monde. Avoir toujours l'œil aux aguets, l'oreille aux écoutes, pour épier d'où viendra le coup, pour découvrir les embûches, pour tâter la mine de ses concurrents, pour deviner le traître. Sourire à chacun et se méfier de tous, n'avoir ni ennemi ouvert ni ami assuré, montrer toujours un visage riant quand le cœur est transi ; ne pas pouvoir être joyeux, ni oser être triste !

Pourquoi accepte-t-on de se soumettre ?

Ainsi, puisque tout être pourvu de sentiment sent le malheur de la sujétion et court après la liberté, puisque les bêtes, même faites au service de l'homme, ne peuvent s'y soumettre qu'après avoir protesté d'un désir contraire, quelle malchance a pu dénaturer l'homme B seul vraiment né pour vivre libre B au point de lui faire perdre la souvenance de son premier état et le désir de le reprendre ?

À cette question, La Boétie voit deux réponses.

D'abord, un fatalisme venant de ce qu'on a jamais rien vu d'autre que l'organisation actuelle et qu'on juge tout autre système utopique, en somme : une assuétude à ce qu'on nous présente comme une société à l'horizon indépassable. Les hommes nés sous le joug, puis nourris et élevés dans la servitude, sans regarder plus avant, se contentent de vivre comme ils sont nés et ne pensent avoir d'autres biens ni d'autres droits que ceux qu'ils ont trouvés ; ils prennent pour leur état de nature l'état de leur naissance. On ne regrette jamais que ce qu'on n'a jamais eu. Le chagrin ne vient qu'après le plaisir et toujours, à la connaissance du malheur, se joint le souvenir de quelque joie passée. La nature de l'homme est d'être libre et de vouloir l'être, mais il prend facilement un autre pli lorsque l'éducation le lui donne [...] Ainsi, la première raison de la servitude volontaire, c'est l'habitude. Ils disent qu'ils ont toujours été sujets, que leurs pères ont vécu ainsi. Ils pensent qu'ils sont tenus d'endurer le mal, s'en persuadent par des exemples et consolident eux-mêmes, par la durée, la possession de ceux qui les tyrannisent.

Heureusement, il y a aussi des révoltés. Mais en vérité les années ne donnent jamais le droit de mal faire. Elles accroissent l'injure. Il s'en trouve toujours certains, mieux nés que les autres, qui sentent le poids du joug et ne peuvent se retenir de le secouer, qui ne s'apprivoisent jamais à la sujétion et qui [...] n'ont garde d'oublier leurs droits naturels, leurs origines, leur état premier, et s'empressent de le revendiquer en toute occasion [...] Ils se remémorent les choses passées pour juger le présent et prévoir l'avenir [...]. Ceux-là, quand la liberté serait entièrement perdue et bannie de ce monde, l'imaginent et la sentent en leur esprit, et la savourent. Et la servitude les dégoûte, pour si bien qu'on l'accoutre.

Ensuite, il y a l'appât du gain. Ils veulent servir pour amasser des biens : comme s'ils pouvaient rien gagner qui fût à eux, puisqu'ils ne peuvent même pas dire qu'ils sont à eux-mêmes. Et comme si quelqu'un pouvait avoir quelque chose à soi sous un tyran, ils veulent se rendre possesseur de biens, oubliant que ce sont eux qui lui donnent la force de ravir tout à tous, et de ne rien laisser qu'on puisse dire être à personne. Ils voient pourtant que ce sont les biens qui rendent les hommes dépendants de sa cruauté.

Mais que gagne-t-on vraiment à s'assujettir ? Vous semez vos champs pour qu'il les dévaste, vous meublez et remplissez vos maisons pour fournir ses pilleries, vous élevez vos filles afin qu'il puisse assouvir sa luxure, vous nourrissez vos enfants pour qu'il en fasse des soldats dans le meilleur des cas, pour qu'il les mène à la guerre, à la boucherie, qu'il les rende ministres de ses convoitises et exécuteurs de ses vengeances.

Des solutions ?

Ce tyran seul, il n'est pas besoin de le combattre, ni de l'abattre. Il est défait de lui-même, pourvu que le pays ne consente point à sa servitude. Il ne s'agit pas de lui ôter quelque chose, mais de ne rien lui donner. Pas besoin que le pays se mette en peine de faire rien pour soi, pourvu qu'il ne fasse rien contre soi. Ce sont donc les peuples eux-mêmes qui se laissent, ou plutôt qui se font malmener, puisqu'ils en seraient quittes en cessant de servir.

Les "trésors du tyran" ou les fastueux et spectaculaires étalages de la société de consommation.

Ces misérables voient reluire les trésors du tyran ; ils admirent, tout ébahis, les éclats de sa magnificence ; alléchés par cette lueur, ils s'approchent sans s'apercevoir qu'ils se jettent dans une flamme qui ne peut manquer de les dévorer.

Le rôle de la religion.

Il identifie également l'une des causes majeures de l'acceptation résignée de l'asservissement partout dans le monde, la religion : Les tyrans eux-mêmes trouvaient étrange que les hommes souffrissent qu'un autre les maltraitât, c'est pourquoi ils se couvraient volontiers du manteau de la religion et s'affublaient autant que faire se peut des oripeaux de la divinité pour cautionner leur méchante vie. Le peuple a toujours ainsi fabriqué lui-même les mensonges pour y ajouter ensuite une foi stupide. Telle est la faiblesse des hommes : contraints à l'obéissance, obligés de temporiser, ils ne peuvent pas être toujours les plus forts.

En guise de conclusion, une grosse déception.

Ne voyons cependant pas en lui un précurseur de l'anarchisme ! Car ce magistrat (voilà le hic !) dévot (qui prit parti pour un catholicisme d'État) finit son pamphlet sur une note pour le moins plutôt pieuse : Levons les yeux vers le ciel pour notre honneur ou pour l'amour de la vertu, mieux encore pour ceux du Dieu tout-puissant, fidèle témoin de nos actes et de nos fautes [...] je pense, puisque rien n'est plus contraire à un Dieu bon et libéral que la tyrannie, qu'il réserve là-bas tout exprès, pour les tyrans et leurs complices, quelque peine particulière.
 
Source : Fabrice

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